L’aquaponie est-elle viable dans les îles du Pacifique ?
Monday, 16 June 2014 12:58

Les techniques aquaponiques de production piscicole et maraîchère suscitent actuellement un intérêt grandissant dans les États et Territoires insulaires océaniens membres de la CPS. Toutefois, faute d’un recul suffisant sur la pratique de l’aquaponie dans les conditions observées dans la région, les non spécialistes ont encore bien du mal à faire la part des choses et à prendre des décisions éclairées. En octobre 2013, la CPS a réuni plusieurs experts et les représentants de pays insulaires océaniens qui s’intéressent à l’aquaponie afin de dresser un premier bilan des expériences menées à ce jour dans ce domaine et de déterminer si ce qui n’est pour l’heure qu’une belle idée pourrait à terme déboucher sur la création d’une filière aquaponique part entière dans le Pacifique insulaire.

Mais d’abord, qu’est-ce que l’aquaponie ? Il s’agit en résumé d’un dispositif de polyculture associant l’élevage de poissons d’eau douce à la culture de légumes et de bactéries nitrifiantes dans un système de recirculation de l’eau fonctionnant en circuit fermé. Les déjections des poissons contiennent des déchets azotés (principalement de l’ammoniaque), et les plantes, pour pousser, ont besoin de composés azotés (des nitrates, pour l’essentiel), qui leur tiennent lieu d’engrais. Les bactéries nitrifiantes assurent la liaison entre les poissons et les plantes, en convertissant l’ammoniaque contenue dans les excréments des poissons en nitrates assimilables par les plantes. L’aquaponie est donc un système de production probiotique reposant sur l’utilisation de « bonnes » bactéries.

Le principe est intéressant et semble étonnamment simple, à tel point qu’il suscite actuellement un réel engouement dans le Pacifique, en particulier dans les pays où l’agriculture traditionnelle de plein champ et la pisciculture soulèvent des difficultés particulières. On imagine aisément les avantages que peut présenter, pour nombre d’îles de la région, un système de production hors-sol qui ne craint ni l’élévation du niveau de la mer, ni la sécheresse, ni la salinité des sols, ni les terrains sableux, repose sur la recirculation de l’eau douce et des nutriments, dont la qualité est ainsi préservée, et rend possible la production intensive de cultures maraîchères sur de petites superficies.

Mais ne nous y trompons pas : nonobstant ces nombreux avantages, les systèmes de production aquaponique ont un coût très élevé qui tient aux matériaux de construction utilisés et à la nécessité d’assurer l’approvisionnement régulier et fiable des unités de production aquaponique en électricité et en aliments pour poissons. Ils doivent de surcroît faire l’objet de vérifications et d’ajustements quotidiens qui ont pour objet d’en garantir le bon fonctionnement et de corriger rapidement tout dysfonctionnement éventuel.

Consciente de l’intérêt grandissant que suscitent les techniques de production aquaponique dans le Pacifique, mais aussi du manque d’informations sur leur utilisation dans la région, la Section aquaculture de la CPS a organisé en 2013, aux Îles Cook, une Consultation technique régionale sur l’aquaponie afin d’apporter des réponses aux questions suivantes : les systèmes aquaponiques de production alimentaire sont-ils viables dans le contexte océanien ? Quelles doivent être la forme et la taille optimales de ces systèmes ? Quelles sont les lacunes à combler en matière de connaissances pour pouvoir passer à la vitesse supérieure ?

La réunion a été organisée à Titikaveka, sur l’île de Rarotonga, à l’invitation du partenariat public-privé réunissant le projet pilote d’aquaponie Te Raurau o Te Kaingavai et le ministère des Ressources marines des Îles Cook. Les participants se sont d’abord intéressés aux projets commerciaux de développement de l’aquaponie. L’économiste John Hambrey, chargé par le ministère néo-zélandais des Affaires étrangères et du Commerce de dresser un état des lieux de l’aquaponie dans le monde, a souligné que les grosses unités industrielles de production aquaponique étaient encore rares. Celles qui existent (on en dénombre actuellement trois à Hawaii) n’ont pas été créées dans un but purement lucratif, mais plutôt pour offrir une source d’alimentation durable. Le succès de ces entreprises tient uniquement au fait qu’elles ont su se positionner sur des marchés de niche, et peuvent ainsi vendre leurs produits à un prix élevé. Les créateurs de ces entreprises ont opté pour l’aquaponie non pas parce que c’est la méthode de production la plus rentable, mais plutôt parce qu’elle cadre avec leur vision des modes de production alimentaire du futur. Autre considération importante : l’aquaponie ne fait intervenir aucun pesticide ou substance chimique. Les aquaponistes ne peuvent tout simplement pas envisager d’utiliser des produits toxiques pour lutter contre les ravageurs des cultures, puisque ces produits
sont dangereux pour les poissons et les bactéries nitrifiantes.

Outre la vente de légumes et de poissons, les grosses entreprises aquaponiques sont souvent fortement dépendantes des recettes qu’elles tirent de la vente du matériel nécessaire au démarrage d’unités de production aquaponique, et de la formation qu’elles dispensent aux aquaponistes en cours d’installation. Or, on a récemment relevé une certaine exaspération chez les clients d’experts en aquaponie dont la principale source de revenus est la vente de « gadgets » aquaponiques ; en effet, l’achat de ces équipements très coûteux, vendus dans des commerces spécialisés, ne suffit pas à garantir le succès commercial des exploitations aquaponiques. De plus, les équipements que requiert la mise en place de petites unités de production aquaponique peuvent être achetés pour la plupart dans des quincailleries de quartier ou fabriqués à partir de matériaux de récupération.

Les investissements dans l’aquaponie commerciale à grande échelle doivent aussi être évalués au regard du coût de l’hydroponie, l’autre option la plus évidente en matière de production agricole hors-sol. L’hydroponie consiste à produire uniquement des plantes en monoculture, et ne présente donc ni les difficultés, ni les risques liés à un système de polyculture dans lequel coexistent notamment des poissons, des bactéries et des biofiltres. Il y a une dizaine d’années, la production hydroponique était une entreprise risquée et aléatoire ; aujourd’hui, c’est une technologie parfaitement maîtrisée et parvenue à maturité qui donne d’excellents résultats. Les opérations courantes sont désormais largement automatisées, et l’hydroponie est devenue un secteur d’activité très porteur.

Les passionnés d’aquaponie estiment néanmoins que l’hydroponie est une méthode de production « antibiotique », à l’opposé de l’approche « probiotique » qu’ils défendent. Les hydroponistes utilisent généralement des pesticides pour lutter contre les organismes nuisibles, et des mélanges chimiques industriels pour apporter à leurs cultures les nutriments dont elles ont besoin. Ils doivent à intervalles réguliers vidanger entièrement leurs installations et les stériliser soigneusement
à l’aide d’un antiseptique avant de les remplir à nouveau. Les partisans de l’aquaponie affirment par ailleurs que leurs légumes sont de meilleure qualité et plus savoureux que ceux issus de l’hydroponie, et qu’ils se conservent plus longtemps.

Pour autant, les cultures aquaponiques exigent plus de temps, de compétences et d’attention, et nécessitent des interventions fréquentes, indispensables au maintien de conditions culturales équilibrées. L’interdépendance des poissons, des cultures et des bactéries limite considérablement les options envisageables en matière de lutte contre les ravageurs et les maladies. Les systèmes aquaponiques sont plus complexes et demandent des investissements plus lourds. Les coûts de fonctionnement sont élevés (du fait principalement des besoins importants en énergie et en main-d’oeuvre), et les paramètres à prendre en considération sont bien plus nombreux que dans le cas de l’hydroponie, ce qui multiplie d’autant les risques.

Ces réalités économiques ne suffisent pourtant pas à décourager les passionnés d’aquaponie. À l’évidence, l’intérêt croissant que suscite ce mode de production ne tient pas uniquement à des considérations financières. L’aquaponie, tout comme l’hydroponie en son temps, est incontestablement appelée à se développer, mais, pour l’heure, les arguments justifiant d’investir dans ce domaine tiennent à d’autres facteurs.

Quel intérêt l’aquaponie présente-t-elle pour le Pacifique ? Les participants à la Consultation technique ont longuement débattu de cette question. Avant de monter une structure aquaponique, il faut se fixer des OBJECTIFS précis. Ce n’est qu’à cette condition que l’on pourra décider de ce qu’il convient de faire, et déterminer si le jeu en vaut la chandelle. Il s’agit avant tout d’une décision personnelle. Il faut s’assurer que l’aquaponie est le meilleur moyen d’atteindre les objectifs visés, ce qui n’est pas forcément le cas partout.

Dans certaines îles du Pacifique, il n’y a ni eau, ni sols. Dans les environnements « désertiques », comme les atolls, il est plus facile de produire des légumes aquaponiques que de fabriquer du compost ou de reconstituer des sols dans des zones sableuses ou en forte salinité. L’aquaponie est donc une solution intéressante là où toutes les autres solutions ont échoué. Après tout, on pourrait même faire pousser des légumes dans l’espace grâce à l’aquaponie.

L’idée selon laquelle le consommateur doit systématiquement prendre en considération le « kilométrage alimentaire », à savoir la distance parcourue par les produits alimentaires vendus dans le commerce, gagne du terrain. Plusieurs chefs cuisiniers du Pacifique préfèrent désormais les produits locaux à ceux importés de pays riverains du bassin du Pacifique, et n’hésitent pas à payer un peu plus cher des produits plus frais à l’empreinte carbone plus faible. Il y a là un créneau à saisir : la valeur accrue des produits locaux confère aux cultures aquaponiques un avantage concurrentiel certain, que les professionnels du secteur de la région devraient mettre à profit.

Mais un petit rappel s’impose : sur un créneau spécialisé comme celui des produits locaux, c’est le marché qui dicte sa loi. En d’autres termes, il faut d’abord s’assurer que le marché local est de nature à rendre les produits aquaponiques attractifs, et bien faire ses calculs avant de se précipiter chez le quincaillier le plus proche !

Si des facteurs comme le kilométrage alimentaire, le manque d’eau et l’absence de sols sont autant d’arguments qui plaident en faveur du développement commercial du secteur aquaponique dans le Pacifique, ils ne peuvent suffire à expliquer le fait que la plupart des unités de production aquaponique existantes sont de petite taille et implantées en milieu urbain. Ces petites exploitations, gérées de manière artisanale, ne peuvent espérer concurrencer sur les prix les exploitations agricoles biologiques de dimension industrielle. Pourtant, il s’en crée de nouvelles tous les jours. Pourquoi ?

La réponse est simple : « production artisanale » ne rime pas nécessairement avec « entreprise commerciale ». En d’autres termes, gagner de l’argent n’est pas la seule motivation des personnes qui décident d’investir dans l’aquaponie en zone urbaine. L’aquaponie est une activité passionnante et gratifiante. Elle peut avoir pour objectif d’économiser de l’argent plutôt que d’en gagner, et de produire des aliments sains. Larry et Patty Yonashiro ont fait part de leur expérience aux participants à la Consultation technique. Après avoir pris leur retraite, ils se sont lancés dans la production à petite échelle de choux chinois pak choï dans une zone sableuse et peu fertile de l’île de Molokai, à Hawaii. Selon eux, c’est ainsi qu’il faut s’y prendre pour produire des aliments sains. Ils sont bien décidés à faire la preuve des avantages économiques, sociaux et nutritionnels qu’il y a à produire localement, par le biais de réseaux urbains de petits exploitants agricoles qui se spécialisent dans des cultures bien précises et s’échangent leurs produits.

Ce mode de production présente aussi des avantages non financiers qui tiennent à la sécurité sanitaire des aliments, à l’établissement de réseaux, à l’autonomisation des communautés et à la renaissance de traditions anciennes. Leina’ala Bright, pour qui l’aquaponie est avant tout un moyen de préserver la cohésion sociale et les savoirs traditionnels sur les plantes médicinales hawaïennes, est revenue sur les expériences menées récemment à Hawaii, et a notamment expliqué que les ménages participant au projet de développement de l’aquaponie de Waimanalo (plus d’une cinquantaine autotal) en tirent des avantages non seulement nutritionnels, mais aussi spirituels. Le projet a permis d’améliorer la cohésion et le bien-être de la collectivité dans son ensemble. L’aquaponie à petite échelle est une activité passionnante qui présente des avantages incontestables au plan social. Elle favorise le renforcement du lien social et une meilleure estime de soi — deux facteurs dont on sait qu’ils contribuent de manière déterminante à détourner les populations urbaines de la criminalité et des drogues. Ces conclusions cadrent avec celles tirées de projets d’agriculture et de jardins collectifs urbains menés notamment à New York, où la participation de la communauté a conduit à une diminution des comportements agressifs et antisociaux.

Les établissements scolaires découvrent que l’aquaponie est un extraordinaire outil d’apprentissage pratique. Les systèmes de production aquaponique fonctionnent comme des microcosmes autonomes et permettent de mettre en évidence les principes relatifs aux cycles de l’eau et des nutriments dans les écosystèmes naturels, et d’initier les enfants à la pisciculture et à l’agriculture. Plusieurs établissements d’enseignement d’Hawaii, des Samoa américaines, de Polynésie française et des Fidji se sont déjà dotés de systèmes témoins de production aquaponique à des fins pédagogiques.

Leina’ala Bright s’est spécialisée dans la production aquaponique de plantes médicinales traditionnelles comme le ko’oko’olau (Bidens pilosa), utilisé dans le traitement du diabète. Elle a démontré que l’aquaponie renforçait les propriétés médicinales de certaines plantes. Aussi conseille-t-elle aux personnes qui s’intéressent à l’aquaponie de se lancer dans l’aventure sans trop se soucier de la rentabilité. L’aquaponie artisanale peut être une activité très enrichissante, et les avantages qui en découlent ne se mesurent pas tous en termes monétaires.

L’aquaponie est-elle vraiment digne d’intérêt ? Il n’existe pas de réponse toute faite à cette question. Il faut d’abord définir avec précision l’objectif recherché, et partir du principe que l’aquaponie n’est qu’une option parmi d’autres pour atteindre cet objectif. L’aquaponie ne sera jamais une solution magique à tous les problèmes de sécurité alimentaire rencontrés dans le Pacifique, mais elle est incontestablement appelée à jouer un rôle grandissant dans la région.

Pour plus d’information : Tim Pickering?, Chargé de l’aquaculture, CPS, This e-mail address is being protected from spambots. You need JavaScript enabled to view it