Refuser de disparaître : comment les habitants de Tukuraki sont devenus des symboles de la résilience du Pacifique

Tukuraki

Pour les habitants de Tukuraki, les cinq dernières années ont été particulièrement difficiles. Ils ont en effet subi les effets dévastateurs de trois catastrophes naturelles qui ont coûté la vie à quatre d’entre eux.

Les habitants de cette communauté très soudée ont été forcés d’abandonner leur village ancestral par les catastrophes naturelles. Mais ils ont enfin pu retrouver le sourire le 26 octobre 2017, lors de l’inauguration d’un nouveau village construit grâce à un projet de réinstallation mené par les autorités fidjiennes, financé par l’Union européenne et mis en œuvre par la Communauté du Pacifique (CPS) en l’espace de 15 mois. Ce projet illustre parfaitement l’impact positif du renforcement de la résilience des communautés océaniennes sur les conditions de vie et les moyens d’existence des populations insulaires.

Le glissement de terrain

La genèse de ce projet remonte au 26 janvier 2012. Ce jour-là, après une semaine de fortes pluies et d’inondations dans le district de Yakete des hautes terres de Viti Levu, principale île des Fidji, un glissement de terrain a dévasté le village de Tukuraki, emportant tous les membres d’une famille dont deux enfants en bas âge, et détruisant les maisons, le réseau d’approvisionnement en eau potable et la voirie.

Selon George Dregasu, responsable principal, changement climatique et réduction des risques de catastrophe au bureau du Commissioner de la Région occidentale, les précipitations du mois de janvier 2012 avaient largement dépassé la normale. En effet, alors que la moyenne des précipitations aux Fidji s’établit entre 300 et 400 millimètres, la station météorologique de Vatukaula avait enregistré 939 mm de pluie en trois jours (du 24 au 26 janvier).

Le glissement de terrain avait coûté la vie à tous les membres d’une jeune famille : Anare Taligo, âgé de 38 ans, son épouse, Mereoni Robe, âgée de 23 ans, et leurs deux enfants Losena Nai (18 mois) et Makelesi Matalau (6 mois). Le village a été enseveli à 80 %, l’accès routier et l’alimentation en eau avaient été coupés, et les cultures et les infrastructures anéanties.

Selon une villageoise, Vilimaina Ratu, le Commissioner de la Région occidentale des Fidji avait donné 8 heures aux villageois pour évacuer leur village à la suite du glissement de terrain, leur laissant à peine le temps d’enterrer dignement les quatre victimes.

Vilimaina Ratu, Villageoise

Ce préavis très court, qui s’expliquait par l’extrême instabilité du terrain et le risque de récurrence d’un glissement de terrain, a obligé les villageois à se disperser et à chercher un refuge temporaire dans les villages voisins du district de Yakete. « Les villageois ont dû se séparer, certains sont allés à Nukuloa et à Tabataba, et d’autres sont allés à Nanuku », se rappelle Vilimaina.

Les villageois de Tukuraki ont été accueillis à bras ouverts par leurs nouveaux hôtes, mais il leur était évidemment difficile de se sentir chez eux dans la maison d’une autre famille, et ils ne pouvaient plus rentrer chez eux.

« Nous étions reconnaissants envers nos voisins de nous accueillir, car les temps étaient difficiles pour nous tous, mais nous savions aussi que nous ne pourrions pas dépendre de leur générosité pendant trop longtemps, car nous étions conscients du fardeau que nous imposions à leurs familles. Pour une maman comme moi, vivant dans un hébergement temporaire, il était presque impossible de subvenir aux besoins essentiels de mes enfants, d’autant plus que ma seule source de revenus s’était tarie à la suite de la sécheresse qui a suivi le glissement de terrain » explique Vilimaina.

Livai Kidiromo Village spokesperson

Livai Kidiromo, Villageois

Ce fut une époque très difficile pour les habitants de Tukuraki, notamment pour Livai Kidiromo, matanivanua ou porte-parole du village, qui explique que « Pendant près de 2 ans, nous avons vécu comme des nomades, séparés de nos familles élargies. Pour nous, Fidjiens, notre terre est tout. C’est le lien qui nous unit et nous avons beaucoup souffert de l’avoir perdue. Nous ne savions pas si nous pourrions y retourner un jour et nous nous sentions totalement impuissants ».

Catégorie 4 – Le cyclone Evan

La situation s’est encore aggravée pour les villageois de Tukuraki lorsqu’Evan, un cyclone de catégorie 4, s’est abattu sur la Région occidentale moins de 11 mois après le glissement de terrain, frappant directement le village avec des vents violents qui ont détruit leurs abris de fortune ainsi que des infrastructures et les récoltes, et amenant des inondations dans la foulée.

D’après Vilimaina, certains villageois ont tenté de retourner sur le site du village pour s’installer sur une zone voisine et reconstruire des abris de fortune à l’aide des quelques matériaux qu’ils avaient pu récupérer après le passage du cyclone. C’était un choix difficile, mais ils tenaient absolument à ce que les villageois disposent d’un endroit à eux.

Pendant ce temps, des négociations entre le District de Yakete, le Conseil provincial de Ba, le Commissioner de la Région occidentale, le ministère des Affaires iTaukei (Affaires autochtones) et le Bureau national de gestion des catastrophes ont permis d’affecter un nouveau site à la reconstruction du village. La décision a été confirmée le 15 novembre. Une solution se présentait enfin, et l’espoir de revoir Tukuraki figurer à nouveau sur la carte des Fidji renaissait.

Catégorie 5 – Le cyclone Winston

En février 2016, les villageois de Tukuraki se sont vus chassés de leurs logis une fois de plus par Winston, le cyclone le plus violent qu’aient connu les Fidji, qui a causé des dégâts et des destructions de grande ampleur dans l’ensemble du pays, et notamment à Tukuraki. C’est alors que les villageois sont devenus des réfugiés climatiques.

Nombre d’entre eux ont fui leurs abris de fortune pour se réfugier dans les grottes de montagnes des hautes terres de Ba pour se protéger de vents qui atteignaient 320 km/h.

Vilimaina n’a rien oublié de cette période et raconte le calvaire de la population : « Après le passage de Winston, 5 familles vivaient dans cette grotte. Nous manquions de nourriture, car nous n’avions pu emporter que le minimum en partant aux premières heures du cyclone. Nous y sommes restés 1 mois. »

Vilimaina Ratu, Tukuraki village member, standing in front of the cave which sheltered her and her family from the brunt of Category Five Tropical Cyclone Winston

Vilimaina Ratu, du village de Tukuraki, devant la grotte où elle s’était réfugiée pour protéger sa famille de la violence du cyclone de catégorie 5 Winston.

Le cyclone a détruit les abris et pratiquement tous les biens des villageois, et dévasté les cultures et les légumes qu’ils cultivaient pour leur propre consommation et dont la vente au marché leur procurait leur seule source de revenus.

À la suite du passage du cyclone Winston, qui s’était avéré particulièrement féroce, les autorités fidjiennes ont déclaré la population prioritaire pour une réinstallation en raison des incidences des catastrophes et des risques de récurrence. Un nouveau site a été retenu à la suite de consultations entre la tribu de Yakete et la population de Tukuraki appuyée par le Commissioner de la Région occidentale, le ministère des Affaires iTaukei et le Bureau national de gestion des catastrophes.

Le ministère des Ressources minérales a ensuite cartographié le nouveau site sélectionné à l’aide de systèmes d’information géographique pour en analyser les sols et la vulnérabilité aux catastrophes. Il s’est avéré que les terrains de l’ancien village appartenaient à la catégorie E (non constructible). En revanche, les terrains du nouveau site étaient parfaitement constructibles.

« Le type de terrain de l’ancien village est facilement emporté par de fortes précipitations. Les systèmes racinaires des arbres ne s’enfoncent pas profondément dans le sol et affleurent la surface », a précisé George Dregasu.

Une campagne d’investigation a permis de localiser une zone dont les terrains de catégorie D convenaient parfaitement pour la construction du nouveau village. Cette zone appartenait à un clan de la tribu Yalimara, qui a bien voulu donner ses terres à l’issue d’une longue négociation. Les pouvoirs publics fidjiens ont ensuite invité la Communauté du Pacifique à participer à la reconstruction du village de Tukuraki sur le nouveau site.

Un nouveau village

bassin destiné à la pisciculture en eau douce

Bassin destiné à la pisciculture en eau douce

des ruches pour produire du miel

Des ruches pour produire du miel

Un poulailler pour le village

Un poulailler pour le village

 

En août 2016, le Comité de pilotage national fidjien du Projet de renforcement de la sécurité et de la résilience du Pacifique lance un projet prioritaire de reconstruction du village sur le nouveau site. La Communauté du Pacifique est chargée du projet, qui doit incorporer les meilleures pratiques en matière de stratégie de réduction des risques de catastrophe.

Obtenir des terrains n’est que le premier obstacle à surmonter. Il faut ensuite pallier la pénurie de matériaux de construction qui a fait suite à la dévastation causée par le cyclone Winston de 2016.

M. Taito Nakalevu, chef de projet du Projet de renforcement de la sécurité et de la résilience du Pacifique à la CPS, a expliqué que le plan initial prévoyait 16 semaines de travail, mais qu’à l’époque des travaux de relèvement étaient en cours dans la majorité du territoire de la Région occidentale, entraînant une pénurie de matériaux de construction.

La construction du nouveau village aura finalement duré 15 mois, les habitants de Tukuraki faisant une nouvelle fois preuve de détermination, nombre d’entre eux ayant planté des tentes sur site pour préparer des repas et offrir d’autres services essentiels pour les ouvriers du chantier. Le succès de cette réinstallation témoigne d’ailleurs de l’engagement des villageois et des autorités fidjiennes, véritables pilotes de l’opération.

Une fois les travaux terminés, le nouveau village comptait 11 maisons en bois avec cuisine, salle de bain et toilettes. Pour éviter que l’histoire ne se répète, le village était doté d’un centre d’évacuation conforme à la norme de construction anticyclonique de catégorie 5 répondant en outre aux meilleures pratiques humanitaires. Les maisons sont également conformes à cette norme afin de minimiser les impacts de futures catastrophes.

Les infrastructures du nouveau village comprennent une route d’accès, un terrain de jeux pour les enfants, l’eau courante dans toutes les maisons, un barrage qui alimentera le réseau de distribution de l’eau et servira également à la pisciculture, un mur de soutènement de 345 m qui en assurera l’intégrité structurelle et des canalisations de drainage en béton.

Par ailleurs, grâce à la réinstallation de Tukuraki, les villageois ont maintenant accès à des services publics, notamment un meilleur accès à des projets rémunérateurs pilotés par les pouvoirs publics fidjiens avec l’appui d’associations locales, et à un centre de santé adossé à l’école primaire, à quelques minutes à pied du village.

Le Projet national de promotion des moyens de subsistance a doté le village d’un bassin destiné à la pisciculture en eau douce, de 15 ruches qui produiront du miel et d’un poulailler.

Inauguration du nouveau village

S’adressant aux villageois à l’occasion de l’inauguration du nouveau village, M. Inia Seruiratu, ministre fidjien de l’Agriculture, du Développement rural et maritime, et champion de haut niveau pour l’action climatique, a expliqué que le nouveau Tukuraki était un modèle qui serait examiné lors de la COP23 à Bonn (Allemagne), qui serait coprésidée par le Premier ministre Voreqe Bainimarama. « La réinstallation de Tukuraki donnera un parfait exemple du soutien à l’adaptation dont devrait bénéficier toute population qui a subi l’impact du changement climatique », a ainsi déclaré le ministre.

Il a tenu à souligner que les habitants du village ne s’étaient pas laissé décourager par les incidences désastreuses de trois catastrophes, et qu’en choisissant de collaborer avec des partenaires, dont l’UE et la CPS, pour reconstruire leur village, ils sont devenus un véritable symbole de la résilience océanienne.

Dans son allocution liminaire, Mme Audrey Aumua, directrice générale adjointe de la CPS, a fait écho aux sentiments du ministre, déclarant que : « Leader régional dans les domaines technique et scientifique, la Communauté du Pacifique est honorée de participer à cet évènement exceptionnel. De cette première réinstallation d’un village de l’intérieur, nous avons tiré beaucoup d’enseignements qui sont d’autant plus précieux@ que nombre d’autres villages se préparent à quitter les zones littorales sous la menace de la montée des eaux ».

Prenant alors la parole, Livai Kididromo a tenu à marquer la gratitude des villageois en ces termes : « Les habitants de Tukuraki sont reconnaissants de l’immense assistance de l’UE, de la CPS et des pouvoirs publics fidjiens. Grâce à ce nouveau village et à ses infrastructures, nous avons confiance en notre capacité à faire face à de nouvelles catastrophes et, surtout, à écrire un nouveau chapitre pour notre population ».

M. Simione Deruru, Turaga ni Koro (chef de village) de Tukuraki, qui n’avait que 20 ans quand il a accédé à ses fonctions, a vu son village disparaître deux ans plus tard. Il s’est distingué par sa présence et par sa persévérance au service de sa communauté et de l’avenir de ses enfants lorsqu’il a insisté sur le sentiment de sécurité qu’il ressentait avec sa famille dans le nouveau village.

« Nous nous sentons en sécurité parce que nous ne serons plus jamais obligés de fuir nos maisons pour nous réfugier dans des grottes en cas de catastrophe. Je puis en toute confiance affirmer que nos maisons résisteront aux cyclones, parce que nous avons participé aux travaux de construction dès la pose des fondations avec les équipes du bâtiment. Nous savons qu’elles sont conçues pour résister à de futures catastrophes, qu’elles empêcheront les glissements de terrain et que les toitures ne s’envoleront pas. Je sais que nous sommes en sécurité », a-t-il déclaré.

Telle est de nos jours la réalité pour de nombreuses populations, non seulement aux Fidji, mais aussi dans toute l’Océanie, mais cette communauté a démontré que les Océaniens sont capables de surmonter les catastrophes, comme elles l’ont prouvé par leur travail.

Audrey Aumua, directrice générale adjointe de la CPS, Inia Seruiratu, ministre de l’Agriculture et Christoph Wagner, responsable de la coopération, Union européenne

Audrey Aumua, directrice générale adjointe de la CPS, Inia Seruiratu, ministre de l’Agriculture et Christoph Wagner, responsable de la coopération, Union européenne

Selon le Rapport mondial d’évaluation sur la réduction des risques de catastrophes (2015) des Nations Unies, les Fidji figurent au onzième rang des 15 pays du monde qui subissent en moyenne les pertes économiques les plus importantes dues aux ravages des cyclones. Les pertes occasionnées par le cyclone Winston s’élèvent à 1,9 milliard de dollars fidjiens et, pour de nombreuses communautés, la reconstruction est loin d’être terminée.

La saison cyclonique de 2017 a débuté le 1er novembre.

Visionner le documentaire relatant les épreuves de la population et la réinstallation du village de Tukuraki :

 

 

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